Le respect de la vie privée est-il dépassé ? Helen Nissenbaum pose un nouveau concept « l’intégrité contextuelle » pour y réfléchir
« Le respect de la vie privée est-il dépassé ? A 25 ans, Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, ne voit pas quel problème peuvent se poser les tentatives musclées de sa société pour rendre les données de ses utilisateurs plus disponibles. Pour lui, les normes sociales ont évolué, et cela correspond à ce que les usagers recherchent. Un nombre croissant d’entreprises construisent leur modèle économique en partant de ce principe (…) »
Dans son essai « Privacy in Context, Technology Policy and the Integrity of Social Life » (Stanford University Press, 2009) (« Le Respect de la vie privée dans son contexte, politique et intégrité de la vie sociale »), Helen Nissenbaum (Professeur au département Médias, Culture et Communication de l’Université de New York « propose une conception entièrement nouvelle du respect de la vie privée, qui transcende les paradigmes habituels du secret et du contrôle ayant jusqu’ici dominé le débat. Le concept clé auquel elle fait appel est celui d’ « intégrité contextuelle« .
Elle fait observer que notre réaction à une information – colère, irritation ou indifférence – dépend du contexte dans lequel elle est transmise. Nous n’attendons pas d’un ami qu’il colporte des commérages ni de votre médecin qu’il discute de nos symptômes avec d’autres patients. Mais nous ne serons pas choqués si un média reprend des propos que nous avons tenus en public. Notre vie est tissée de tels contextes et des normes qu’ils engendrent. Certaines sont reconnues par la loi, d’autres – comme les usages ou les règles des associations professionnelles, des clubs, des communautés religieuses – sont institutionnalisées de façon moins formelle.
Pour Helen Nissenbaum, nombre de nos désaccords actuels sur le droit au respect de la vie privée viennent de là : certains ne veulent reconnaître que les normes inscrites dans la loi, d’autres préfèrent une définition plus générale, enracinée dans la coutume et la tradition. Comme les normes sont généralement propres à un contexte particulier – ce qui est approprié dans le cadre éducatif ne l’est pas forcément dans le cadre médical -, déterminer ce qui constitue une atteinte à ce droit peut nécessiter une longue enquête sur la situation et les acteurs impliqués.
Ce cadre d’analyse n’est pas sans limites, reconnaît l’auteur. Le respect de la vie privée n’étant qu’un avantage social désirable par d’autres, un contexte particulier peut exiger la transgression des normes. Ainsi, un médecin peut avoir le sentiment que son « intégrité contextuelle » est atteinte si les patients mettent en ligne leur avis sur ses compétences – mais c’est peut-être aussi ce que requiert un système de santé juste et concurrentiel.
A l’autre extrême, il est possible que l’ « intégrité contextuelle » serve à justifier de nouvelles pratiques qui sont déjà largement utilisées mais ont échappé à l’attention des régulateurs – ce qu’Helen Nissenbaum appelle « la tyrannie du nouveau ». De fait, ce raisonnement est omniprésent dans les arguments avancés par les responsables des sites communautaires : « Les usagers qui nous apprécient sont si nombreux… Quelle autre preuve de l’évolution des normes vous faut-il ? »
Un moyen serait d’identifier des critères généraux permettant de comparer la valeur morale d’une coutume établie et celle d’une pratique nouvelle. Si on peut démontrer la supériorité de celle-ci, alors l’atteinte à l’ « intégrité contextuelle » qu’elle représente peut être acceptée comme moralement légitime. »
Evgueni Morozov (The Times Literary Suplement, 12 mars 201). Traduit par Béatrice Bocard pour Books (Mai-Juin 2010)
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