L’imposture dans la notion de natif du numĂ©rique (digital native)
Louise Merzeau, MaĂ®tre de confĂ©rences en Sciences de l’information et de la communication Ă l’universitĂ© Paris Ouest Nanterre La DĂ©fense et chercheuse (Membre du laboratoire MoDyCo, UniversitĂ© Paris Ouest Nanterre La DĂ©fense), signe l’article « L’intelligence de l’usager » dans le cadre de la publication des actes du sĂ©minaire de l’INRIA (Institut National de Recherche en Innformatique et en Automatique) « L’usager numĂ©rique » qui s’est dĂ©roulĂ© du 27 septembre au 1er octobre 2010 Ă Anglet (ADBS Editions).
MĂ©diologue, Louise Merzeau s’interoge sur des tentatives de dĂ©finitions de l’usager numĂ©rique dans un univers complexe pluriel : est-on « rĂ©cepteur (de messages), utilisateur (d’outils) consommateur (de services et de produits) ou producteur (de ressources et de valeurs) » ? Cet ensemble de postures est aussi signifiant dans une construction imaginaire d’une utilisation maĂ®trisĂ©e des technologies.
Ainsi, quand on Ă©voque l’utilisation des technologies numĂ©riques (Ă ne pas confondre avec le concept d’usage), la chercheuse dĂ©construit la notion si rĂ©pandue dans les discours de « digital native » (natif du numĂ©rique) pour indiquer que la maĂ®trise technique (extrĂŞmement partielle) ne signifie pas de facto construction et transmission de savoirs et de connaissances ; extrait :
« La dernière imposture en date pourrait bien se nicher dans la notion de « digital native », ou dans ce qu’on cherche Ă lui faire dire. Que les gĂ©nĂ©rations nĂ©es avec l’informatique et les rĂ©seaux n’éprouvent aucune apprĂ©hension face aux machines numĂ©riques est une Ă©vidence. Qu’elles considèrent l’interface graphique, l’écran tactile ou le clavier de leur tĂ©lĂ©phone mobile comme des objets plus « naturels » qu’un volume de 500 pages, chacun le constate. Que la pratique du chat et la manipulation des jeux vidĂ©o aient dĂ©veloppĂ© le goĂ»t des tâches multiples ou des façons particulières de raisonner, c’est fort probable. Mais que ces aptitudes nouvelles soient d’ores et dĂ©jĂ intĂ©grĂ©es en un système rĂ©flexif, vecteur de connaissance et de socialisation, cela reste Ă vĂ©rifier. La solidaritĂ© entre supports et formes du savoir n’est pas en cause, et encore moins la possibilitĂ© de forger une culture numĂ©rique. Mais il faut pour cela raccorder mĂ©diations techniques et politique, apprentissage et croyance, environnement culturel et offre technologique.
Il suffit d’enquêter sur ce que les étudiants font vraiment avec leur ordinateur pour voir que beaucoup d’entre eux en sont justement restés à une utilisation consumériste qui ne s’est pas encore développée en un usage. Aucune exploration du fonctionnement de la machine, une exploitation très limitée des tâches possibles, peu de personnalisation de l’environnement, pas d’audace ni de bricolage. Même chose pour l’utilisation du réseau : rares sont ceux qui ont vraiment pris part à l’élaboration de contenus ou de communautés en ligne. Ainsi, on s’aperçoit que les apports spécifiques du numérique ne sont guère assimilés par ceux-là mêmes qui l’utilisent quotidiennement. Et l’on voit le danger qu’il y aurait à définir l’usager numérique par le seul fait qu’il baigne dans un certain environnement technique.
C’est que l’utilisation d’un objet n’a de portée que si elle est rattachée à des représentations, elles-mêmes articulées à une mémoire transmise et transmissible. Cette dimension symbolique a contraint les études sur l’usage à se déporter de l’observation des machines vers celle des « savoirs sociaux, à la charnière de l’individuel et du collectif, qui sont produits et mobilisés au cours d’interactions et dans des processus de communication » (Joëlle Le Marec – « L’usage et ses modèles : quelques réflexions méthodologiques ». Spirale, 2001, n°28).
Alors que l’utilisation peut ne mobiliser qu’une compĂ©tence Ă©lĂ©mentaire, sans rĂ©sonance et sans ancrage, l’usage engage des savoirs et des imaginaires oĂą les objets techniques ne sont qu’un Ă©lĂ©ment (ce que Gilbert Simondon appelle une « toile de fond »). Quand bien mĂŞme ils travestissent ou ignorent la rĂ©alitĂ© des phĂ©nomènes, les rĂ©cits, les images et les croyances qu’ils nourrissent sont tout aussi dĂ©terminants pour l’usager que les performances opĂ©ratoires. Ainsi, l’adoption de telle ou telle conduite rĂ©ticulaire dĂ©pend autant des injonctions sociales Ă se connecter que des fonctionnalitĂ©s offertes par les rĂ©seaux sociaux. Quant Ă l’emploi massif de WikipĂ©dia, il est plus largement conditionnĂ© par une prophĂ©tie auto-rĂ©alisatrice de la sagesse des foules que par une aptitude Ă co-Ă©crire l’encyclopĂ©die ».
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